AALAAPI est un projet pionnier : il s’agit de la première création radiophonique québécoise-inuite portée sur scène. Œuvre collective multidisciplinaire, AALAAPI permet de renouveler l’imaginaire entourant le Nunavik.
Cette oeuvre met en lumière le quotidien de cinq femmes originaires du Nunavik. D’où vient l’idée et pourquoi ce titre ?
C’est une question qui surgit très tôt dans le processus que celle du titre — chose rare. Elle se pose avant même que nous ayons débuté les enregistrements. Il semblerait que ce titre justement nous ait insufflé la marche à suivre: AALAAPI signifie « faire silence pour entendre quelque chose de beau » et alors, tout est dit. Le titre est venu d’elles. Alors l’artiste sait ce qui lui reste à faire, l’auditeur et le spectateur aussi. Le sens de l’œuvre est là : ne reste plus qu’à le déchiffrer.
Le titre a aimanté tout le trajet de l’œuvre.
Quant à la création d’AALAAPI, elle n’est pas une idée qui a la vie facile, qui naît et croît d’elle-même. C’est un objet fragile mille fois relancé. Quelque chose de fluctuant et d’insaisissable, de beau. L’idée était de construire quelque chose. C’est une idée curieuse à poursuivre; pleine d’énigmes. Dans la vie et dans l’art, on a ce désir d’entrer dans le mystère et le silence des choses. Pourquoi ? Je crois, comme le sociologue Fernand Dumont, qu’il s’agit ultimement pour nous de sauver du sens. C’est la définition que je donnerais de l’art. Et si possible, si elle le peut, si on le veut bien, l’œuvre nous émeut, par la pensée et les sentiments qui y ont été glissés et dont elle nous transmet les échos.
AALAAPI est le fruit d’une démarche collective. Pourquoi un tel choix ?
Parce que selon Leibniz : « Le bruit de la vague résulte des milliards de gouttelettes qui la constituent. » Ni la vague ni AALAAPI existent sinon. Cette image parle d’elle-même — et bien mieux que je ne saurais moi-même le faire.
Au-delà du portrait des vies ordinaires, AALAAPI est une manière différente de parler du Nord, notamment à travers le rapport qu’entretiennent les gens avec la radio. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je ne crois pas que ces vies soient ordinaires. Je ne sais pas ce qu’est une vie ordinaire. Je suis convaincue que vivre n’a jamais rien d’ordinaire. Mon livre préféré s’appelle Vies minuscules et il commence par cette phrase d’André Suarès : « Par malheur, il croit que les petites gens sont plus réels que les autres. » Je le crois aussi. J’en suis aussi. Ce sont de grandes personnes. Des apparitions. Je ferme les yeux aujourd’hui et je les vois; j’entends leurs voix et leurs rires, elles continuent de me faire des signes. Elles m’émeuvent d’une manière peu ordinaire.
Au Nord, la radio est un liant social. C’est selon moi l’ultime raison d’être de cet objet. Nous relier les uns aux autres. La radio fait circuler l’information, toutes les informations qui peuvent aider une communauté et ses individus à vivre ensemble, à faire face au monde. Ce n’est pas quelque chose d’extérieur à la vie ou qui prétendrait en fabriquer une autre, une version faussée; ça fait partie de la vie. C’est peut-être même au centre, mais je n’en sais rien. Je sais que c’est important. Pour moi aussi, c’est important la radio, alors ça me touche beaucoup. Ça a quelque chose de flottant, ça laisse les mots tourner autour des choses comme la pensée, ça peut faire rêver, ça nous fait trembler; ça me rappelle cette chose extraordinaire qu’est le vent.
On a l’habitude de désigner les nouvelles générations d’artistes par le terme « relève ». Littéralement, on peut entendre ce mot comme une génération qui prend la relève d’une autre. Est-ce que cela signifie quelque chose pour vous le fait d’être un artiste de la relève ? Vous considérez-vous comme tel ?
J’ai besoin de croire à quelque chose comme la transmission. On a des mères, des pères — de grands aîné-e-s — qui nous ont précédés. Ce ne sont pas que des artistes. On est marqué par de multiples héritages. Des choses sont nées pour ne pas mourir. On a le devoir de poursuivre la vieille quête amorcée et de réinventer les façons d’en parler. Je reviens à Pierre Michon si vous me le permettez. Il est dit quelque part dans un livre qui le concerne, et nous concerne tous au fond, « chaque livre, à chaque fois, est un salut aux pères, et une insulte aux pères, une reconnaissance et un déni. » Toute cette histoire de l’art est enracinement et arrachement selon moi. Je trouve qu’il offre dans son Rimbaud le fils un puissant récit autour de l’idée de transmission en posant cette question : qu’est-ce qui relance sans fin la littérature (la peinture, l’art radio, le théâtre, etc.) ? Son livre tente une réponse. Il parle magistralement de la façon dont se transmettent, entre les générations, de petites boutures. J’aime cette image. Alors je ne sais pas si je suis de la relève, mais je sens que j’ai entre les mains la petite bouture et que j’ai le désir d’en faire quelque chose. Quoi ? J’entends occuper ma vie à y répondre; à relever ce défi.
Quel regard portez-vous, en tant qu’artiste de la relève, sur ce moment exceptionnel d’interruption des activités due à la crise sanitaire ? Quelles leçons pouvons-nous en tirer ?
Les arts vivants — et combien vivants — sont parmi les premiers à en mourir. C’est d’une grande tristesse. J’ajoute ma voix à ceux qui avant moi ont pointé du doigt la précarité de la condition des artistes, des écrivains. Cette crise offre une mince possibilité de rupture. Le système est un grand malade. On aura besoin de gens qui ont une expérience du monde (ruraux, aînés, handicapés, aidants, artistes, écrivains, etc.) pour qui le monde est encore une affaire à éclairer, parfaire, préserver, partager pour le reprendre aux mains de ceux qui ont voulu se l’approprier. Le monde n’est du domaine de personne; il est cette chose que nous avons en commun et que nous devrons relancer ensemble. On le voit aujourd’hui, et on l’a vu hier : l’art de faire le monde est l’affaire de tous.