Je n’aurais pas écrit s’il n’y avait pas eu les générations d’écrivaines qui nous ont précédées. (…) Je pense qu’il y a une sororité d’entre-inspiration qui passe par les œuvres elles-mêmes.
Nelly Desmarais
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Je n’aurais pas écrit s’il n’y avait pas eu les générations d’écrivaines qui nous ont précédées. (…) Je pense qu’il y a une sororité d’entre-inspiration qui passe par les œuvres elles-mêmes.
Nelly Desmarais
Le prix du CALQ – Œuvre de la relève à Montréal, issu d’une collaboration entre le Conseil des arts et des lettres du Québec et Culture Montréal, est décerné à un(e) artiste ou à un(e) écrivain(e) de la relève, pour souligner l’excellence d’une œuvre récente. Chaque année, Culture Montréal a le mandat de faire rayonner les finalistes et leurs œuvres. Cette année, les finalistes sont Charlotte Biron, autrice du roman Jardin radio, Nelly Desmarais pour le recueil de poèmes Marche à voix basse et Marie-Pier Lafontaine pour son essai Armer la rage. Pour une littérature de combat.
L’équipe de Culture Montréal a profité de l’accalmie post-pandémique pour créer un moment de rencontre empreint de sororité. Avec le prétexte parfait du fil rouge de la littérature de l’intime, les trois jeunes autrices de la relève ont été réunies autour d’un café pour un moment d’échange de perspectives d’où émerge ce portrait dialogué illustré par l’artiste Youloune.
Les autrices discutent de leur processus créatif, de la place du féminisme dans leurs écrits et de la réception de leurs œuvres tout en partageant leur vision de la relève avec générosité et authenticité, en voici quelques extraits choisis.
J’avais besoin de la forme romanesque et de la non-fiction parce que je n’étais pas capable de réfléchir la maladie en termes intellectuels durant cette expérience.
Charlotte Biron
Comment les trois formes littéraires que vous explorez – la poésie, l’essai, le roman – se sont-elles imposées à vous et servent-elles votre propos?
Nelly: Déjà à l’adolescence, je lisais beaucoup de poésie. C’est encore ce que je lis le plus. C’est mon médium, mon mode d’expression privilégié. Dans mes journaux et carnets, j’écris la plupart du temps en vers. C’est une forme qui s’est imposée naturellement à moi. Dans les différentes versions de Marche à voix basse, j’ai essayé plusieurs choses, il y a des textes en prose qui ont été remis en vers et il y a aussi une partie complète en prose. La poésie est un langage qui me ressemble et me convient, notamment parce qu’il permet d’aller au-delà de la pensée binaire, des simplifications abusives.
Marie-Pier: Chienne, mon premier livre, est un roman où j’aborde le trauma et la violence contre les femmes et les enfants dans le microcosme familial. J’avais vraiment besoin du second geste qu’est l’essai Armer la rage pour dénoncer le sexisme et intellectualiser cette violence. Cette forme m’a permis de comprendre comment le trauma se manifeste et comment de telles situations peuvent se reproduire encore aujourd’hui. Cet essai se situe dans le courant de l’autofiction, de l’écriture des femmes et de l’intime, je n’aurais pas pu écrire un autre livre.
Charlotte: Jardin radio est écrit en fragments, bien qu’il y ait une continuité qui est voulue. Ce n’est pas un bloc d’aphorismes qui se tiennent tout seul et ce n’est pas non plus un livre essayistique où j’éclaire une question sociale. Je suis le personnage de mon récit autobiographique. J’avais besoin de la forme romanesque et de la non-fiction parce que je n’étais pas capable de réfléchir la maladie en termes intellectuels durant cette expérience. J’espère que Jardin radio va permettre d’autres regards sur la maladie.
Comment les traces de création, comme les carnets remplis de notes manuscrites et les journaux intimes apportés avec vous aujourd’hui, incarnent-elles votre processus créatif et quels sont les rituels d’écriture qui y sont associés?
Marie-Pier : Ces traces-là sont très, très intimes. J’ai vraiment de la difficulté à montrer ce qui n’est pas achevé. Cette prise de note, à toute heure du jour et de la nuit, fait partie de tout le travail préalable à l’écriture, c’est comme un chantier. Il y a des choses qui commencent à s’écrire avant même le début officiel de la rédaction. Quand je commence vraiment à écrire le livre, j’écris tous les jours, je deviens obsédée et je suis dans un bain de création.
Charlotte : C’est un processus un peu similaire à celui de Marie-Pier. Avant la phase obsessionnelle au moment de l’écriture, cette accumulation de traces est assez joyeuse. Je fonctionne beaucoup avec des notes vocales ou je prends des captures d’écran dans mon cellulaire que j’annote. Ensuite, je retranscris ces éléments, souvent sur des post-it sur mon mur. À partir d’une idée d’écriture, c’est comme si pendant plusieurs mois, voire années, mon regard et mon oreille spottaient des choses en lien avec cette prémisse de départ, comme si le réel fournissait le livre. Cette accumulation de matériau a un effet de flânage.
Nelly : Je n’ai pas vraiment de rituel d’écriture, et mon propre processus de création reste encore un peu mystérieux pour moi. Ça peut être très intensif par moments et je dois me donner beaucoup de temps, des pauses, pour pouvoir revenir vers le texte avec des yeux neufs. Quand j’ai un projet de poèmes en cours, j’ai des flashs de vers, parfois seulement un ou deux par jour. Je les note ici et là, sur n’importe quel papier à ma disposition ou bien je me les envoie par texto. Chez moi, j’ai un grand coffre rempli de cahiers et journaux que j’accumule depuis mes 12 ans. J’aime aussi beaucoup dessiner, faire des illustrations ou des schémas, en particulier au début d’un nouveau projet.
D’autres écrivaines sont passées avant nous et nous donnent cette permission d’écrire. J’ai rompu la filiation familiale dans ma vie intime, donc je revendique d’autant plus la filiation littéraire.
Marie-Pier Lafontaine
On retrouve beaucoup de moments de filiation entre femmes – voire de sororité – dans vos publications. Quelle place a le féminisme dans vos écrits?
Marie-Pier: C’est central le féminisme! Ce que je fais c’est féministe, ce que je suis c’est féministe. C’est une éthique de vie pour moi et une manière d’appréhender le monde, mes relations, mon rapport à l’autre, à l’humilité ou à nos privilèges. Dans mon œuvre, il y a une part de dénonciation littéraire sur le trauma vécu. Même s’il n’y a pas de question juridique et que je ne suis pas tenue à la vérité dans la littérature, ce que j’écris est politique au sens féministe du terme. J’ai un organe supplémentaire dans le corps qui est le féminisme. D’autres écrivaines sont passées avant nous et nous donnent cette permission d’écrire. J’ai rompu la filiation familiale dans ma vie intime, donc je revendique d’autant plus la filiation littéraire.
Charlotte: Des livres comme Armer la rage sont nécessaires parce que la littérature n’est pas d’emblée un espace bienveillant et féministe. L’écriture des femmes et l‘introduction de la pensée féministe dans mon texte s’imposent, car certaines choses que je vais écrire vont à rebours du canon littéraire et de la filiation littéraire mainstream. Je ne suis pas sûre que j’aurais pu écrire Jardin radio il y a 10 ans ou 20 ans. J’étais très reconnaissante au moment de la publication de savoir qu’il y aurait des femmes qui allaient l’accueillir avec bienveillance. Pour moi, le féminisme, c’est relationnel. C’est garantir à d’autres femmes que je vais les recevoir et les entendre et, de savoir que je vais être reçue de la même façon, c’est tellement précieux.
Nelly: Ce que vous dites est très émouvant ! Je n’aurais pas écrit s’il n’y avait pas eu les générations d’écrivaines qui nous ont précédées. Je me suis donné l’autorisation d’écrire en lisant des textes féministes. Il y en a beaucoup qui se publient autour de nous en ce moment, et j’y vois une sorte d’effet d’entraînement. C’est réellement au cœur des pratiques actuelles. Je pense qu’il y a une espèce de sororité, d’entre-inspiration qui passe par les textes eux-mêmes. Mais les rencontres sont aussi essentielles : je n’aurais pas écrit le même livre si je n’avais pas connu des personnes comme Marie-Pier, des autrices et auteurs qui s’autorisent à écrire sur leur expérience de façon très puissante. C’est en m’entourant de personnes qui créent, qui ont des préoccupations liées à l’égalité, qui nomment certaines réalités, en particulier celles vécues par les femmes que j’ai pu trouver ma voix. C’est très inspirant. Puis je pense que, d’une certaine manière, on écrit un peu toutes ensemble.
Quand il s’agit de la réception d’un premier ouvrage, plusieurs éléments extérieurs comme la charge émotive reçue des lecteurs qui vous témoignent leur expérience peuvent être des défis inattendus. Comment l’avez-vous vécu?
Marie-Pier: Le livre a permis de créer un safe space et de libérer la parole. Que ce soit par messages ou dans des salons du livre, quand des femmes viennent se confier, je les crois sans ambiguïté et je les reçois avec humilité et un sentiment de privilège en me disant que c’est pour cette raison que j’ai publié. Évidemment, ça peut être difficile émotivement à recevoir, mais mes limites concernent davantage les questions sur ma vie personnelle, car c’est un territoire sur lequel je ne souhaite pas qu’on entre.
Charlotte: J’avais de la difficulté au début par rapport aux attentes des gens. J’avais l’impression qu’il fallait que je prenne soin d’eux. Ils ne m’écrivent pas toujours après leur maladie, ils tombent parfois sur mon livre et sont au début d’un cancer. Avec le temps, je découvre que je peux faire confiance au livre et qu’il prend soin d’eux. Les réseaux sociaux font en sorte qu’on est dans un rapport très immédiat et intense avec le public. Je ne pense pas qu’on est outillées tant que ça, car on est la première génération à le vivre, donc il faut construire nos propres limites.
Nelly: J’ai la chance d’avoir été un peu préparée à ça parce que je travaille en édition depuis longtemps. J’ai vu toutes sortes d’échanges, de réactions, de cas de figures. C’est quelque chose qui m’interpelle et me fascine particulièrement, la relation avec les personnes qui nous lisent. Le travail éditorial est souvent invisibilisé, mais il y a beaucoup d’aide et de soutien. Bien sûr, à l’étape du travail sur les textes, la contribution peut être décisive. Il y a des trouvailles magnifiques pour nos livres qui viennent des personnes qui nous appuient et nous accompagnent au cours du processus. Par exemple, pour trouver le titre de mon livre, Marche à voix basse, ça a pris du temps et l’apport de plusieurs personnes en qui j’avais confiance. C’était une de mes idées, mais le choix final est issu d’un travail d’équipe.
Quel(s) conseil(s) donneriez-vous aux créateurs et créatrices de la relève?
Marie-Pier : On a le droit de refuser de répondre à une question dans une entrevue et même de refuser des entrevues. On a le droit de refuser des projets aussi. Parce qu’il y a un moment où on se met à faire plein de projets et on ne fait pas les nôtres. Il y a un équilibre à trouver entre ce qu’on accepte, ce qui nous tient à cœur, et la réalisation de nos propres projets
Nelly : De se faire confiance, d’oser mettre la création au centre de leur vie et de mettre le temps nécessaire là-dessus. Les résultats viennent quand tu mets tes énergies à cet endroit-là.
Charlotte : Certaines fois, on écrit en fonction de ce que les autres pensent qu’on devrait écrire ou d’une certaine idée qu’on a de la littérature au lieu d’écrire ce qui nous intéresse vraiment. Il faut travailler sur ce qui nous intéresse, il faut que tu l’assumes ton livre!
L’équipe de Culture Montréal remercie Charlotte, Nelly et Marie-Pier pour leur enthousiasme quant à la création de cet entretien. Nous remercions également Hélène pour la sensibilité et la justesse de son dessin ainsi que Giverny et l’équipe du café Éclair pour l’accueil chaleureux.