Cyndie Belhumeur : Finaliste au prix du CALQ — Œuvre de la relève à Montréal 2020

Cyndie Belhumeur, #Flood, 2019

par —
Culture Montréal

Le prix du CALQ – Œuvre de la relève à Montréal, est issu d’une collaboration entre le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), gestionnaire du prix, et Culture Montréal, promoteur de l’appel de candidatures et de la cérémonie de remise. Assortie d’un montant de 10 000 $, cette récompense est décernée à un(e) artiste ou à un(e) écrivain(e) de la relève, pour souligner l’excellence d’une œuvre récente. La sélection est assurée par un jury composé de pairs réunis par le Conseil.

Covid-19 oblige, nous avons été contraints d’annuler notre traditionnelle cérémonie de remise du prix. C’est donc à travers de courts entretiens que nous vous invitons à découvrir nos trois finalistes, trois femmes, pour l’année 2020. Le nom de la lauréate sera dévoilé le 16 mars prochain.

Entretien avec l’artiste Cyndie Belhumeur autour de son oeuvre #FLOOD.

Composée de quatre tableaux brodés de grand format, l’oeuvre de Cyndie Belhumeur explore par l’utilisation du fil, la concentration et l’organisation de mégadonnées (big data), un concept issu de l’univers informatique. La dualité qui existe alors entre la forme et le propos permet à l’artiste d’interroger certains enjeux soulevés par l’ère numérique à partir d’un savoir-faire traditionnel.


Comment vous est venue l’idée de figurer cet infini invisible que sont les mé
gadonnées, ce concept qui nous concerne tous, mais qui est encore assez incompris ? Et dans quel but ?

Au début de mes explorations, je cherchais un moyen de rendre visibles les mégadonnées, la matière première de cet univers numérique pour prendre conscience de sa mutation. Je tentais de visualiser et de traduire dans une forme sensible les étapes de cette évolution. Quelle serait la figuration appropriée pour démontrer les recherches autour des algorithmes devenant de plus en plus sophistiqués et des promesses du potentiel inépuisable que contiendrait l’organisation de ce flux immense de données ?

C’est à partir de cette réflexion que j’en suis venue à créer des motifs représentant la visualisation de différents systèmes de traitement de données. L’idée dernière l’installation se voulait une progression où l’organisation d’un flux d’informations évolue vers un système de plus en plus complexe et fluide.


Dites-nous-en plus sur le choix du matériau. Pourquoi le textile 
?

Je me suis beaucoup intéressée à l’imagerie entourant les données numériques dans laquelle je trouvais des familiarités.  En faisant des recherches sur le langage technologique, j’ai découvert que l’étymologie de plusieurs mots était liée au textile. Par exemple, le premier algorithme fut créé pour le métier à tisser Jacquard; le World Wide Web réfère à une toile tissée; le mot réseau vient du latin retis signifiant « filet », etc. Les techniques artisanales du tissage produisent un « techno-imaginaire » originel et cette dualité entre forme et propos me permet d’adresser certains enjeux de l’ère numérique à travers un savoir-faire millénaire et traditionnel.

D’un point de vue formel, les qualités esthétiques du fil offrent aussi des possibilités diversifiées. Il peut être tiré, tombé, regroupé, s’étendre dans l’espace, c’est un matériau extrêmement malléable. Je souhaitais jouer sur les frontières entre peinture et sculpture, comme lorsque l’agencement des fils imite des coups de pinceau ou lorsque les fils s’approprient l’espace hors du cadre.


Il y a un contraste saisissant dans votre œuvre entre d
un côté laccélération de la transformation numérique qui consacre lavènement de linstantanéité et de lautre le temps long, la continuité incarnée par le tissage. Est-ce quil faut voir cette œuvre comme un conflit ou comme un trait dunion entre le présent et le passé ?

Cette dualité démontre bien mon ambiguïté par rapport à l’ère dans lequel on se trouve. La mise en opposition de la lenteur du geste répétitif de la broderie qui possède un pouvoir évocateur riche au côté d’un motif suggérant une accélération provoque une tension intéressante selon moi. L’utilisation d’une technique lente comme la broderie pour illustrer l’accélération de la transformation numérique laisse aussi entrevoir l’absurdité de vouloir imiter ou même rivaliser avec les machines. L’être humain ne peut plus traiter ce flux immense de données, c’est l’algorithme numérique qui le remplace parce que ces capacités d’analyse sont beaucoup plus efficientes.

Dans l’organisation chronologique de chacun des tableaux je souhaitais ouvrir un dialogue sur la quête ou le rêve d’un algorithme parfait qui donnerait une réponse à tout. Comme si le calcul se complexifiait jusqu’à devenir sublime, parfait. Je peaufinais la suite d’instructions pendant la confection des tableaux, en partant d’un état brut et chaotique des fils et qui se perfectionnait tranquillement d’un tableau à l’autre, jusqu’à l’obtention d’un motif idéal, donnant un effet presque divin. La même base de données donnait un résultat différent à chaque fois que j’entrais un nouveau « calcul », ouvrant ainsi la porte à une discussion autour de l’éthique des algorithmes.

Je souhaitais volontairement laisser planer un doute dans l’interprétation de la chronologie, soit une vision qui se voudrait plus utopique ou dystopique de l’accélération du numérique et de l’accumulation de masse des données. L’installation peut aussi bien être lu dans un sens ou l’autre. 

 

Nous avons lhabitude de désigner les nouvelles générations dartistes par le terme « relève ». Littéralement, on peut entendre ce mot comme une génération qui prend la relève dune autre. Est-ce que cela signifie quelque chose pour vous le fait d’être une artiste de la relève ? Vous considérez-vous comme telle ?

Il est difficile pour moi de définir clairement quand cette période débute et se termine, puisque ma démarche évolue depuis mes débuts et que les critères varient souvent d’un organisme à l’autre. Néanmoins, je crois que l’exposition dans laquelle se trouvait cette œuvre a marqué pour moi la fin d’une période. J’avais l’impression d’avoir finalement trouvé après des années de recherches et d’explorations, une piste qui définissait ce que j’avais envie de dire et qui, très humblement, apportait une dimension nouvelle à la discipline. Je considère que ce moment est important et décisif dans une carrière puisqu’il établit les bases et la ligne de pensée pour la suite. C’est un moment de passage qui te définit en quelque sorte. La question que je me posais pendant cette période était “qu’est-ce que je peux apporter de plus à la discipline en partant de mon expérience et de l’époque dans laquelle je vis qui vaut la peine d’être engagée et partagée ?”. Je pense que la relève apporte de nouvelles idées, de nouvelles façons de réfléchir, de voir le monde et la création. Faire partie de la relève, c’est un moment chargé, exploratoire, chaotique et unique où tu essaies d’absorber et apprendre le plus possible.

 

Quel regard portez-vous, en tant quartiste de la relève, sur ce moment exceptionnel dinterruption des activités due à la crise sanitaire ? Quelles leçons pouvons-nous en tirer ?

Je suis préoccupée par les répercussions sur le long terme qu’aura la pandémie sur la santé de la culture. Il faut vraiment être fait fort présentement pour voir l’avenir à moyen et long terme positivement. Il est déjà difficile d’œuvrer dans le milieu des arts à cause de la précarité, et cette pandémie l’accentue d’autant plus. Je ne suis pas certaine que la culture sera au cœur des préoccupations gouvernementales avec le déficit budgétaire que nous devrons affronter.

Je pense que pour la relève c’est une période encore plus difficile à traverser puisque c’est le moment ou l’on se développe et l’on se construit comme artiste. C’est souvent un moment crucial qui change la suite d’une pratique. L’artiste en début de carrière a souvent peu de stabilité et l’accès aux réseaux, aux pairs et à une visibilité sont encore plus importantes à ce stade.

Pour certains artistes, cette difficile période aura été un moment prolifique où ils auront eu le temps et le recul nécessaire pour faire avancer leur pratique. Pour ma part, j’ai eu à faire le deuil de plusieurs projets et faire preuve d’une certaine résilience. J’ai l’impression que ça a brisé mon élan, mon rythme et que je dois apprendre à travailler différemment.

Les leçons, bienfaits ou contrecoups, viendront plus tard quand cette période aura été digérée. Pour le moment, je pense que cette nouvelle réalité, imposée, doit être traversée avec une certaine vigilance quant aux décisions qui seront prises et qu’il sera important d’être attentifs et solidaires d’un milieu qui est déjà précarisé.