Entrevue avec Pascal Le Brun-Cordier – Passer d’une ville fonctionnelle à une ville relationnelle

© Daphnée Bouchard

par —
Culture Montréal

Alors que Montréal entame une nouvelle séquence politique, notre Forum Soin, culture et territoire — ainsi que la conférence d’ouverture de notre invité, présentée dans le cadre du cycle de réflexion culture et santé de Culture Montréal — ont rappelé une évidence : la culture n’est pas un simple secteur, mais une fonction vitale de la ville.

© Cécile Mella

La culture soigne les liens, réactive les milieux de vie et offre des réponses là où les infrastructures seules ne suffisent plus. La question devient alors centrale : comment inscrire durablement la culture comme force transformatrice de nos quartiers et comme moteur de cohésion citoyenne ?

Cinq questions sont posées à Pascal Le Brun-Cordier, professeur associé à l’école des arts de Panthéon-Sorbonne à Paris, responsable du Master Projets culturels dans l’espace public, directeur de Villes In Vivo, atelier d’idées et de production, et co-auteur de La Ville relationnelle, avec Sonia Lavadinho et Yves Winkin (Editions Apogée, 2024).

Figure de l’urbanisme culturel en France, il nous partage ses idées et pistes d’action pour réinventer la cité à travers la culture, au croisement de l’aménagement du territoire, de la participation citoyenne et des politiques publiques.

  • Pourquoi passer d’une ville fonctionnelle à une ville relationnelle ? Et quels sont les changements recherchés en changeant de paradigme ?

La ville fonctionnelle, celle des flux et de la logistique, fait l’objet d’attentions nombreuses et d’investissements permanents qui garantissent le bon fonctionnement de son métabolisme complexe. Elle occupe 80 à 90% de la surface de nos cités. La ville relationnelle, celle de la rencontre, de la convivialité, du lien au vivant, des relations de solidarité, du jeu, de l’art en espace public, a été plus négligée au XXe siècle, et occupe souvent moins de 10 ou 15% des mètres carrés urbains.

Dans La Ville relationnelle (Éditions Apogée, 2024), nous plaidons pour un rééquilibrage profond : il s’agit de redonner une place centrale à cette ville des relations sociales et sensibles, fondements d’une urbanité plus humaine. C’est un enjeu de qualité de vie, de bien être, mais aussi de justice spatiale et de santé publique.

En reconfigurant nos espaces publics, en aménageant et ménageant autrement nos environnements, en développant des politiques publiques spécifiques, nous observons qu’il est possible d’améliorer la qualité de la vie urbaine, la diversité et l’intensité des interactions sociales, des liens d’entraide et de solidarité, de favoriser la vie en extérieur, d’augmenter notre désir et notre plaisir d’être en ville.

L’enjeu est de rendre nos villes non seulement plus vivables (bioclimatiques, plus fraiches et ombragées), mais aussi plus vivantes (habitées et animées) et vibrantes (surprenantes et désirables). Nous développons dans notre livre sept facettes de la Ville relationnelle : la ville de la rencontre, la ville du dehors, la ville amie de toutes les générations, la ville de la surprise, la ville du faire et du tiers solidaire, la ville comestible et commensale et la ville du temps libre. Chacune fait l’objet d’une présentation analytique mais aussi narrative via un micro-récit incarné.

  • Quel est le rôle de la culture dans la ville relationnelle ?

Il est central car ce que nous appelons culture, dans la perspective des droits humains fondamentaux, ce sont toutes nos manières de « faire humanité » — et plus spécifiquement ici de faire urbanité. En ce sens, la ville relationnelle est toute entière culturelle, c’est-à-dire favorable à nos relations d’humanité, qu’elle cherche à favoriser, soutenir, maintenir, amplifier, approfondir, élargir. Nous défendons ainsi le droit à la ville, pour reprendre le titre du livre majeur d’Henri Lefebvre paru en 1968 et toujours inspirant, nous pensons qu’elle doit être une œuvre commune, plus largement démocratique, et que chacune et chacun doit pouvoir y prendre place et contribuer à son invention.

C’est cette approche de la fabrique urbaine et des territoires que nous sommes nombreux à promouvoir et à développer dans des pratiques d’urbanisme culturel, notamment via le Mouvement de l’urbanisme culturel, association que nous avons cofondée en France avec une dizaine de collègues il y a deux ans (https://mouvementurbanismeculturel.fr/).

Je voudrais aussi souligner ici l’importance pour nous des droits culturels, tels qu’ils sont mentionnés dans la Déclaration universelle des droits humains de 1948, définis dans la Convention de l’UNESCO de 2005 et résumés dans la Déclaration de Fribourg de 2007, et insister sur la nécessité de favoriser la diversité culturelle, de soutenir la dignité des personnes et de faciliter leur participation contributive à la vie culturelle, en particulier à la vie urbaine.

Plus spécifiquement, dans la ville relationnelle, les acteurs du champ culturel, au sens plus institutionnel du terme, ont bien sûr un rôle central à jouer, que ce soit dans le domaine des arts visuels, du théâtre, de la danse, du cirque, des arts de la rue, de la musique, du jeu vidéo, du patrimoine, de la lecture publique, de la poésie, de la littérature, du cinéma, des enseignements artistiques, ou d’autres domaines encore.

D’abord bien sûr parce qu’ils sont producteurs d’imaginaires ou d’artefacts stimulants et inspirants, mais aussi créatrices et créateurs de relations d’humanité entre les personnes, ou entre des communautés via des projets artistiques et culturels. Ensuite parce qu’ils occupent souvent un espace physique dans des rues ou sur des places qu’ils peuvent contribuer à animer, par exemple en ayant une activité visible depuis l’extérieur voire qui déborde sur l’espace public. Enfin, et de manière plus directe, parce que certains d’entre eux travaillent spécifiquement dans et avec l’espace public.

Il nous faut considérer la ville dans toutes ses dimensions spatiales et temporelles, de la ruelle au boulevard, de la placette aux quais, du coin de rue au grand parc, diurne ou nocturne et en toutes saisons, comme une chaîne d’infrastructures relationnelles. Elle permet, ou doit permettre, que s’y déploient des relations d’humanité, de convivialité, d’hospitalité, de solidarité, de connaissance et reconnaissance, et doit être configurée et entretenue en conséquence. Car toutes ces dimensions nécessitent du soin, de la maintenance, des investissements, pour le bénéfice de la communauté humaine et urbaine.

  • Quelles priorités les personnes élues devraient-elles inscrire dans leurs programmes pour que la culture devienne un véritable levier de développement urbain et social ?

Les besoins varient selon les villes et les quartiers bien sûr. Mais s’il fallait retenir une priorité, ce serait celle des méthodes de travail. Les villes gagneraient à développer des instances de coopération réunissant urbanisme, culture, habitat, éducation, santé, transition écologique et sociale… C’est d’ailleurs déjà ce que vous faites ici à Culture Montréal. La culture n’est pas un secteur à part mais une dimension transversale de l’action publique. Penser culturellement la ville suppose donc coopération, réflexion croisée et travail collectif.

  • Si vous deviez imaginer la cité dans dix ans, quels changements souhaiteriez-vous voir en matière de politiques culturelles et d’aménagement ?

Rien n’étant plus crucial que de maintenir notre monde durablement habitable, et plus précisément nos villes et nos quartiers, il me semble que nos politiques culturelles et d’aménagement pourraient être pensées de concert. Car pour aménager un monde habitable, il faut d’abord ménager le monde actuel, nos milieux de vie, nos environnements, et cultiver nos attachements sensibles à ce qui est aujourd’hui encore soit hors champ, soit trop souvent considéré dans une perspective exclusivement extractiviste.

Tout ceci suppose un profond travail culturel, une évolution de nos imaginaires, un déplacement de nos attentions, de nouvelles focalisations, de nouvelles narrations… Codéfinir et mettre en œuvre ces métamorphoses pourrait devenir un objectif central de nos politiques culturelles.

Pour cela, nous devrions associer des acteurs culturels et des artistes à toutes les opérations d’aménagement urbain, et plus largement de transformation des territoires, et pas uniquement lorsque ces programmes sont terminés mais à toutes les étapes de la fabrique urbaine. Le regard des artistes et des acteurs culturels est par exemple précieux dans les phases de diagnostic, de concertation, lorsqu’il s’agit de comprendre un quartier, les usages de celles et ceux qui y vivent, les questions spécifiques qui s’y posent, et aussi les ressources précieuses et singulières qui s’y trouvent.

Experts du sensible, nombre d’entre eux ont en effet une aptitude particulière pour entendre ce qui se chuchote, voir ce qui est à peine visible, sentir ce qui affleure, dans l’infra-ordinaire du quotidien urbain. Ces regards et ces écoutes artistiques peuvent ainsi nourrir les diagnostics classiques et permettre de les affiner. Ils peuvent aussi favoriser l’implication des habitants et augmenter leur pouvoir d’agir, soutenir des maîtrises d’usage, inspirer des maîtrises d’œuvre, ou aider les maîtrises d’ouvrage à mettre en récits leurs démarches.

Alors que la création artistique dans l’espace public a longtemps été considérée comme la cerise sur le gâteau, avec des collections d’objets posés sur la ville sans toujours beaucoup de lien avec le contexte, je pense qu’il faut déclarer ouverte l’ère du clafoutis, où les cerises artistiques sont dans la pâte même de la fabrique urbaine, du ménagement ou de la transformation des territoires. Ainsi nous pourrons mieux décaler nos regards, disposer de meilleures prises sur des sujets essentiels mais très complexes ou irréductibles à des approches techniques (comme le sont les questions des transitions), donner plus de finesse et de singularité aux projets, et élargir le cercle des parties prenantes pour simultanément démocratiser et poétiser l’urbain par des démarches artistiques situées.

Parce que faire la ville est un acte culturel, il est nécessaire de donner à celles et ceux qui cherchent à donner à cet acte culturel à la fois plus de profondeur et d’ouverture, de finesse et de justesse, des cadres méthodologiques adaptés. En France, nous discutons actuellement de la possible création d’une « clause culture ». Une proposition de loi est en cours de discussion au Sénat à ce propos. Comme il existe des clauses sociales, environnementales ou territoriales dans les cahiers des charges des consultations urbaines, il pourrait y avoir demain des « clauses culture » qui permettraient, comme je l’ai évoqué, de favoriser la mise en place de processus culturels et de créations situées dans les projets d’aménagement ou de ménagement des territoires.

Pour changer notre rapport au vivant, nos relations à l’eau, pour considérer autrement l’importance des sols, pour identifier les corridors verts et voir les continuités écologiques, pour mieux ressentir la « zone critique » où nous vivons, pour nous aider à ralentir et à développer des relations de résonance avec le monde et avec les autres, ces démarches qui mettent en jeu nos imaginaires dans le contexte de nos villes ordinaires et nos vies quotidiennes sont essentielles.

  • Vous parlez volontiers de psychanalyse urbaine. En quoi cela consiste-t-il, quels sont les effets recherchés ? Et quest-ce qui vous intéresse avec Montréal ?

La psychanalyse urbaine est une science poétique développée par un collectif français mêlant artistes, acteurs culturels, chercheurs et architectes. Il s’agit d’une approche critique et ludique, sensible et symbolique de la ville et des territoires, qui consiste à lire les espaces urbains comme on interprète un sujet en psychanalyse : en cherchant leurs désirs, leurs peurs, leurs non-dits, leurs refoulés, leurs traumatismes et leurs fantômes. Tout territoire a et est comme un inconscient matérialisé, un lieu où s’inscrivent des formes de mémoire, de conflits, de désirs collectifs, de filiations et de projections. La psychanalyse urbaine cherche à révéler ce qui est caché, refoulé, blessé ou inachevé, pour comprendre comment cela influence les comportements, les usages, les peurs sociales et les imaginaires. Elle vise aussi à déverrouiller les imaginaires pour favoriser le dialogue et l’imagination. C’est un outil puissant d’empuissancement et de joie. Elle vise aussi à soutenir des projets d’aménagement ou de ménagement, d’acupuncture urbaine, de transformation des espaces ou des récits.

Je suis venu à Montréal en 2020 accompagner Laurent Petit, psychanalyste urbain et fondateur de l’Agence nationale de psychanalyse urbaine, invité alors par les Escales Improbables de Montréal pour engager une psychanalyse de la ville. Un travail riche et prometteur a été amorcé mais hélas vite interrompu par le confinement. Aujourd’hui, si Montréal le veut, Montréal peut reprendre langue avec la psychanalyse urbaine et prendre le temps de s’allonger sur le divan. Je dirais même qu’après une élection municipale, le moment est idéal !

https://villesinvivo.com/
https://pascallebruncordier.tumblr.com/

© Pascal Le Brun-Cordier
Photo 1 : Vhils Paris
Photo 2 : La TOHU – Cité des arts du cirque
Photo 3 : La main d’Os Gemeos à Montréal
Photo 4 : Montréal rue Saint-Urbain